Nu face au soleil, tu contemples la beauté du paysage qui se déroule devant toi. Le manteau de neige fond, doucement, sous les rayons du soleil et tu ne peux t'empêcher un sourire en pensant que l'hiver est encore loin d'être fini et que ceci est presque encore le début. Tu fermes les yeux, profitant de ses doux rayons qui viennent caresser ta peau déjà marquée par le soleil et tu ne bouges que lorsque tu entends du mouvement derrière toi. Tu fermes légèrement le rideau avant de passer dans la pièce suivante, celle adjacente à ta chambre, masquée par une porte dérobée. Un petit débarras, rien de plus pour ceux qui ne savent pas de quoi tout ceci s'agit. Un cabinet à souvenirs pour toi, rempli de commodes qui elles-mêmes contiennent des objets vieux de plus de six cent ans, des babioles qui traînent ci de là dans des vitrines ou recouverts d'une couche de poussière parce que tu essayes, le plus possible, de ne pas y venir. Tu ne t'y attardes toutefois pas, sachant exactement ce que tu cherches et tu le trouves, sous de vieux parchemins Korathi. La couverture en cuir est usée, mangée sur ses extrémités et il n'y a rien d'autres qu'un V majuscule qui trône sur cette couverture, avec des arabesques florales. Tu passes ton pouce sur ces dernières avant de t'asseoir, à même le sol et de l'ouvrir pour redécouvrir ce que tu finis d'écrire il n'y a pas si longtemps. Tu as conseillé, à un ami et à d'autres, les bienfaits d'écrire sur ce qui fait nous, nous. Ce passé au goût amer qu'il est de bon ton d'oublier. Et tu l'as fait, couchant chaque chose dont tu te souvenais, au fil des années, comme pour ne jamais oublier, ne jamais perdre de vue ce que tu avais fait. Comme si, tout coucher sur le papier permettrait de libérer l'esprit de ces fardeaux, d'extérioriser un mal plus profond qu'on ne voulait le montrer. Comme si... C'était utile. C'est ce que tu avais dit à tes amis, alors que tu ne savais toujours pas, aujourd'hui si c'était vrai. Si cela t'avait aidé. Mais tu le lis, de temps à autres, quand la nostalgie te gagne et c'est ce que tu fais, tu ouvres l'ouvrage abîmé avant de soupirer, doucement, et de retrouver les pages que tu as noircies, tâchées par endroit et tu sens ton cœur se serrer, douloureusement.


VALRAVN - les épines du mal.



Tout commence par les parents, n'est-ce pas ? Après tout, ce sont eux qui nous façonnent de cette manière si imparfaite que nous savons que nous n’atteindrons jamais leurs exigences élevées, que nous ne serons jamais ce qu'ils veulent que l'on soit. Triste sort pour les parents, désillusion pour l'enfant qui essaye de se persuader qu'il y a encore du temps. Mais le temps s'effile et notre imperfection demeure, sauf que cette fois ci, les liens se cassent, se brisent, renaissent et tout change. Rien n'est plus pareil. Mais... Tout commence avec les parents, c'est par eux que les premiers traumatismes se forment dans l'espoir qu'un jour ils disparaissent dans la fumée d'un mouvement.

Je ne suis pas né seul. Je suis né attaché à une personne qui me complète, et qui possède une moitié de ses cellules similaires aux miennes. Je suis né avec une jumelle aussi enflammée que virulente que pourrait l'être notre père. C'est particulier que de naître et d'être déjà attaché à quelqu'un sans qu'on ne puisse rien faire. C'est un lien indéfectible, qui ne se brise pas, qui est toujours sous-jacent, discret mais présent. Je n'ai jamais touché à ce lien avec ma jumelle parce que nous avions... Nos moyens, je dirai. Nos parents étaient absents mais lorsqu'ils étaient là alors... Nous avons créé notre monde, notre famille composée de nous deux. Nous n'avions ni besoin de paroles ni besoin de gestes pour se comprendre. Tout passait par ce fil qui nous reliait et par lequel nous faisions passer nos émotions comme s'il s'agissait de simples mots, de simples phrases, des choses que quiconque autre que nous n'auraient jamais compris. Nous avons créé notre lien par-dessus celui existant, solidifiant des bases qui étaient faites d'argile pour en faire un marbre puissant, indestructible car contre nos parents, nous n'avions que ça. Alazne était tout pour moi et j'étais tout pour elle. C'était tout contre le reste du monde, dans notre bulle créée au fond des réserves de Tesham Mutna, là où nous sommes nés. Nous avons appris à nous débrouiller seuls et à faire comme nous le pouvions, avec nos moyens, nos idées, nos affaires. C'était nous et personne, au début, ne pouvais nous approcher. Je ne parlais que peu si bien que la majorité de nos pairs étaient persuadés que j'étais né muet. Mais non. Je ne l'étais pas, mais j'avais été conditionné par ma sœur à juste communiquer par ce lien.. Ainsi, je ne savais pas comment faire autrement et je voulais bien faire. Alors à défaut, j'ai préféré ne pas le faire. Et nos parents... Eh bien ils ne me forçaient pas non plus. Mais cela devait être même quelque chose que mon paternel appréciait, mon manque d'habilité pour la parole quand ma sœur convoyait toutes les conversations autour de sa singularité volubile.

Mais je parle de mes parents sans pour autant foncer dans le sujet. Il n'est pas même pas sensible, je ne sais pas pourquoi je prends autant de temps pour parler de ce qui fit de moi l'imparfait que je suis. Peut-être parce qu'il y a moins à dire que je ne laisse présager et qu'à chaque fois que j'en parle... Cela attire les curiosités, et le genre de curiosité qui me donne envie de laisser exsangue le curieux sur le pavé. Ce qui n'est pourtant plus une envie réelle chez moi. Je suis né, comme pour ma jumelle, d'un père et d'une mère, après la conjonction des sphères, ce qui fait que je n'ai jamais connu ce monde que mon père chérit autant. Mon père... Mon père est ce que l'on appelle aujourd'hui, entre nous, le doyen des Invisibles de Toussaint, celui qui garde cet infime trou dans une caverne, le dernier lien avec leur monde. Oui, "leur". Ce n'est pas le mien. Je ne l'ai jamais connu et je ne le connaîtrais jamais, je ne peux l'associer comme étant le mien. Toutefois... Ce fut un fardeau que d'être son fils, même petit. Depuis que je peux raisonner, je suis conscrit à savoir que je serai un jour à sa place, à prendre un relais qui ne m'intéresse nullement et je suis également appelé par mes pairs, comme si je conversais régulièrement avec lui. Non. Il fut aussi violent et désintéressé avec moi qu'avec les autres, refusant la moindre attention paternelle qui aurait pu donner le change. Heureusement pour moi, il n'est resté que peu de temps auprès de nous, il a très vite rejoint cette caverne que j'ai maudis adolescent pour me priver de mon père. La seule attention et preuve d'amour que j'ai reçus de lui fut un bracelet, celui que je porte toujours au poignet, qui n'est qu'une réplique de son collier. Malgré sa signification, je l'aime parce qu'il est la seule chose tangible qui me relie à cet homme qui n'a probablement jamais voulu de moi, parce que déjà à l'époque, je n'étais pas le gardien qu'il voulait que je sois par le futur. Le futur peut changer bien des choses, mais pas la nature profonde et il savait que la mienne était impossible à moduler dans le sens qu'il voulait. Désolé papa. Devrais-je être réellement désolé de ne pouvoir le accorder un souhait aussi stupide que futile, aussi tragique que meurtrier pour moi ? Je ne sais. Je n'ai toujours pas la réponse aujourd'hui et je ne la cherche plus. Je n'en ai plus besoin.

Et ma mère... C'était - c'est, je ne sais pas si elle est toujours en vie - une belle femme, avec une puissance que ma sœur lui reconnaît. Je me souviens de ses boucles brunes qui tombaient en cascade sur sa peau hâlée, de ses iris verdoyants et de ses mains, qui appliquaient les caresses maternelles mais qui n'hésitaient pas non plus pour les punitions, les ires de glace que nous prenions, parfois injustement. De son caractère... Je n'ai que peu de souvenirs. Je ne l'ai probablement pas assez connue pour pouvoir émettre un quelconque jugement. Je me souviens juste de son regard qui pouvait être aussi mielleux que glacial, que ses doigts pouvaient aussi aiguisés que doux, mais je me souviens, surtout, de son absence. Je me suis habitué à l’absence de mon père, pour ses obligations – bien que je les trouve si peu importantes aujourd’hui – mais ma mère... Quand bien même j’ai compris pourquoi elle est partie car j’ai tiré ceci de son caractère, je ne me suis habitué que très tard à son absence, quand il était déjà trop tard pour moi d’avoir son éducation, d’avoir sa pédagogie et sa guidance. Mes souvenirs sont plutôt flous à ce sujet, mais... Elle a dû nous quitter quand je n’étais encore qu’un jeune vampire, aux alentours de mon premier ou deuxième siècle, tout du moins. Juste avant Khagmar, en fait, si je dois essayer d’être le plus exact possible. Quoique, c’est inutile. Ce carnet, ces écrits, ne sont que pour moi, ils ne sont rien de plus qu’un testament de mon existence, de ce que j’ai fait ou pas, d’ailleurs.

Comme je l’ai mentionné avant, je n’étais pas particulièrement proche des autres membres de mon clan, j’en étais même très indifférent. Le clan Gharasham dont je porte toujours le symbole en tatouage sur la peau, une demande de ma sœur, par ailleurs. Je ne l’aurais probablement pas fait si elle ne l’avait pas fait elle-même. J’étais... Très influencée par elle, notamment parce qu’elle était le seul lien que je possédais quand notre mère est partie, après notre père. Elle était la seule personne de confiance que je pouvais avoir dans mon entourage si bien que chaque parole qu’elle insufflait était prise comme une vérité absolue, quelque chose qu’il fallait absolument que je fasse. C’était stupide. Je l’ai suivie dans chacune de ses entreprises, pendant un temps, et ce n’était pas bon, rétrospectivement, mais... Je n’avais qu’elle. J’étais effrayé, j’étais terrorisé par ce monde qui s’ouvrait à moi quand bien même j’étais né dedans, et ... Je me devais de la suivre, et elle choisissait toujours les bons mots pour me faire réagir, pour me faire agir, tout simplement. Si bien que quand le cas Khagmar se présenta, elle fut parmi ceux qui l’enchaînèrent dans la salle circulaire et centrale de la forteresse, qui le poussèrent à y passer deux siècles. Deux siècles que je passa à observer ce vampire mourir à petit feu, comme un spectateur inanimé alors que je savais que ce n’était pas bon, mais puisque mon père ne réagissait pas à telle chose, alors qu’il était le chef, il était la tête de file de ce clan, je me disais que c’était encore bon. Que ce n’était pas grave, que ce que l’on faisait subir à cet homme n’était pas grave. De même, ce que l’on faisait subir aux hommes que l’on enchaînait dans d’autres cages... Ce n’était pas grave. Alazne me poussa à la soif du sang. J’en avais déjà goûté et j’y étais déjà accro, comme bien de mes pairs, mais ce n’était pas aussi important que lorsqu’Alazne me mit la tête dedans et que je me retrouvais, comme bien de mes pairs – là encore – à dévorer et à laisser exsangue la majorité de mes proies, sans aucune once de regret. Désormais, avec un recul nécessaire à tout cela, bien évidemment que je m’en veux d’avoir agis ainsi, de m’être laissé convaincre comme ça pour si peu, d’avoir été aussi stupide et aveugle face au mal que je pouvais engendrer de mes griffes et de mes crocs mais... J’étais aveugle. Ça n’excuse pas mon comportement, mais c’est ce qui se passa. C’est ce qui se passa jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, jusqu’à ce que ma conscience me rattrape et que je me retrouve face au courroux d’elfes – car la Terre de Toussaint était encore en leur nom – qui eux, ne voulaient pas que ça dure encore et encore. Et je pouvais comprendre leur souffrance, je pouvais comprendre les souffles d’agonie de voir les membres de leur famille décimés un à un comme s’ils n’étaient que du bétail. Et c’était ce qu’ils étaient. Ils étaient des créatures que l’on laissait exsangue dans des cages, ils étaient des vaches que l’on égorgeait pour le plaisir malsain de torturer un des autres à défaut de le tuer car le code nous l’interdisait. C’est pour ça que je les ai laissé me tuer, enfoncer leur fourche dans ma poitrine avec une torche aussi virulente qu’effrayante. C’est pour ça que je me suis laissé mourir la première fois. Cela ne rachète pas mes péchés, jamais, mais... ça a eu le mérite de me remettre les idées en place, pour un temps. Alazne fut celle qui me réanima, à l’aide de son sang, qui me permit de revivre, dans la moindre douleur. Ce fut le début d’une longue histoire et pourtant, déjà là... Près de cinq siècles s’étaient écoulés et tout ceci... Tout ceci était déjà difficile.


AMARU - Roses du sable



Il n'y a probablement pas plus difficile que d'expliquer avec exactitude la mort. Cette sensation où il n'y a plus rien, où tout s'étend soudainement pour laisser place au noir absolu, au néant, au vide. L'âme est creuse, le corps est meurtri. On attrape du bout des doigts ce qu'il nous reste de vie et on essaye de le protéger, dans un néant absolu qui est terrifiant. Car la mort est terrifiante, même lorsque l'on sait que l'on reviendra... C'est terrifiant et douloureux. La mort est violente, pleine de souffrance mais la renaissance l'est aussi. On modèle notre corps pour qu'il soit capable de se tenir correctement, pour qu'il puisse fonctionner à nouveau et c'est long. Mais ce n'est pas aussi long que de composer avec une petite perte de soi-même. J'ai perdu un peu de moi-même dans ce décès. C'était curieux mais c'était comme si une partie de moi avait décidé de s'en aller pour donner forme et cœur à une nouvelle. Et c'est douloureux. Faire des adieux à une part de soi-même, c'est aussi terrifiant que de dire adieu à quelque chose qui nous est précieux. Ce fut terrifiant, pour moi, mais loin d'être aussi traumatisant que je l'aurai à priori pensé. Bien sûr... Ça l'est. Surtout au réveil. Avec cette impression qui ne m'a jamais quittée, celle d'être un imposteur, un inconnu dans mon propre corps, comme si tout ceci n'était pas concret. Comme si je n'étais pas tangible. Ce n'est peut-être pas totalement faux. J'aurai aimé que mes parents m'apprennent tout ça, m'explique les profondeurs de telle chose mais il en fut différemment. À mon réveil, tout était différent et pareil à la fois, un sentiment de singularité et de familiarité qui ne me quittait pas, qui me faisait me sentir comme un fantôme quand bien même ma sœur me touchait, m'aidait à revivre à nouveau. Ces émotions, ces sensations se sont peu à peu effacées et j'ai eu l'impression de revivre, véritablement. Oubliant les méandres du vide pour une poursuite de l'aventure, de ce temps qui ne m'était pas compté mais c'était tout comme. Il m'a fallu du temps pour me tenir sur mes deux jambes et être capable de sortir par moi-même, pour sortir du mutisme dans lequel j'étais car ma voix ne semblait pas être la même. Pourtant elle l'était, peut-être avait-elle pris quelques octaves.

Ce qui explique pourquoi j'ai commencé le chant quand j'ai quitté Toussaint. Parce que oui, je ne suis pas resté sur ma terre natale... Ce n'est pas que je ne l'aime pas, je l'aime beaucoup mais... Je voulais découvrir un peu le monde et c'est pour ça que j'ai pris un cheval et que j'ai pris la route. Je ne pensais pas, à ce moment, à quel point cela serait révélateur de ma personnalité et d'un besoin inhérent aux gènes prosaïques que ma mère m'avait léguée. Après tout, à l'époque, je lui en voulais toujours et je faisais l'aveugle à cela, je jouais à l'aveugle qui ne souhaitait pas comprendre qu'il était plus proche de sa propre mère qu'il ne l'était. Ainsi... J'ai rodé sur les routes en espérant trouver un chemin décent, en espérant trouver une vie qu'il me manquait, à la poursuite d'une utopie qui n'existe pas. Et j'ai rejoint ainsi un désert qui est aujourd'hui redouté par tous ceux qui explorent et font des fouilles. Le désert de Korath, dont l'étendue de sable m'effrayait autant qu'elle m'attirait, comme par un magnétisme calqué sur ma propre nature à Toussaint. J'ai vogué aux abords pendant un long moment avant de me décider à explorer un peu plus et découvrir des nomades dont le mode de vie me rendait aussi curieux qu'extatique. Des marchands humains, des musiciens elfes, des artisans nains cherchant l'exil loin des montagnes natales ou encore d'autres êtres en quête de science, de trouvailles, d'artefacts légendaires pouvant prétendre expliquer une civilisation déchue et l'arrivée de la conjonction. Il y avait de tout et je pris essentiellement refuge auprès des musiciens, trouvant en eux quelque chose qui semblait me manquer et j'appris, à leur contact, ce qu'était la musique. Si je n'étais guère bon de mes doigts pour composer et jouer d'un instrument avec la perfection d'un maître luthier, je me débrouillais pourtant pas trop mal mais c'était, aux dires de ceux avec qui je voyageais, ma voix qui amenait toute différence et qui permettait que je gagne ce titre presque utopique. Je repris, à ce moment-là, l'identité et la confiance de ma voix, comme si elle était véritablement redevenue mienne. C'était ma possession, elle était la mienne et ainsi, ce songe obscur me poussant à croire que j'étais un imposteur dans mon propre corps commença à s'assoupir à nouveau et disparaître dans un murmure nocturne.

J'ai ainsi passé plusieurs décennies en leur compagnie, apprenant d'eux comme ils apprenaient de moi, sans savoir le monstre rugissant en mon sein. J'ai passé plusieurs décennies sous le prénom d'Amaru, à voguer sur les rives de sables de Korath, à explorer, à vivre avant que le magnétisme ne se fasse à nouveau et me pousse à retourner à Beauclair, quittant le sable pour les plaines verdoyantes, retrouvant les vignes et les vignerons, retrouvant mes pairs sans savoir qu'ils l'étaient. Ma sœur m'attendait, le cœur léger, le regard obscur et nous avons acheté la maison que nous possédons toujours. Et j'ai décidé de rester pour un temps, de m'accommoder aux nouveaux arrivants, de me prêter à mon rôle presque princier pour mes pairs tout en restaurant cette vieille bâtisse qui deviendra plusieurs siècles plus tard, un joyau de la capitale ducale et mon foyer. J'ai prêté mon temps à des occupations qui ne m'allaient que peu, mais auxquelles je ne pouvais m'esquiver. Mais tout ceci... Tout ceci ne dura, là encore, qu'un temps. Je n'étais probablement pas un vampire fait pour la sédentarité à long terme. Pas à ce moment-là. Il me fallait partir, il me fallait subsidier mes identités pour en découvrir d'autres, pour me découvrir dans ce processus. C'était ainsi que j'ai toujours vécu et que j'allais vivre. Il m'était difficile, à l'époque, de m'imaginer rester toute ma vie quelque part simplement par facilité, simplement par choix de la sédentarité et du confort qui y était apporté. Le futur, toutefois, m'appris les risques d'être nomade. Mais... À ce moment précis, j'ai profité de ce repos, observant les elfes et les humains se battre pour ce qui est aujourd'hui le duché, se battre vicieusement pour le palais brillant au-dessus du lac, se battre pour un territoire qui, au final, n'appartenait à aucun des deux camps. On prête aux elfes l'origine de cette terre, de Toussaint, puis aux humains quand... Depuis la conjonction, Toussaint est une terre appartenant aux vampires. Mais il était plus simple, et il l'est toujours, de leur laisser croire à cette illusion tant que nous ne sommes pas certains de pouvoir survivre à leur courroux. Mais c'est une vision comme une autre, que certains de mes pairs ne partagent peut-être pas, je n'ai jamais vraiment eu l'occasion d'en discuter avec plus de quelques-uns. Il en demeure que je suis parti, qu'après quelques décennies passées sur ma terre natale, j'ai repris la route, bien motivé et curieux que j'étais de découvrir encore un peu de ce monde dans lequel j'étais né et dont je ne connais, finalement, que des bribes.


OSMAN – Pétales de dragon



Je suis donc parti, à nouveau, après de longues préparations pour ce nouveau cycle. Car oui, s’il y a bien des choses que je peux dire sur ma vie, c’est qu’elle est un cycle perpétuel, qui se répète, plus ou moins de la même manière. Je pars de Toussaint pendant quelques décennies, j’y reviens pour quelques décennies, et je repars après cela, et ainsi de suite. Du moins, c’est ce qu’il s’est passé pendant plusieurs siècles. C’était une vie qui me correspondait mieux que je ne pouvais l’imaginer, qui me gardait actif, qui me gardait sur terre et qui me gardait motivé à faire ce que je voulais faire, qui arrivait à me combler sur de nombreux pans afin que je ne tombe pas dans une décrépitude mentale qui m’aurait fatalement conduit à ma perte. Ainsi, je suis donc parti, j’ai pris à nouveau un sac de voyage, avec à peine plus de choses qu’un barde qui partirait sur les routes, et un cheval pour pouvoir couvrir plus de route à une vitesse moins épuisante. Je me sais plus faible que mes pairs, et même si mon endurance est bonne, dans la moyenne, je me sais aussi plus prompt à avoir besoin de ce sommeil qui n’est pourtant que peu nécessaire à mes pairs. Je ne dis pas que je dois dormir toutes les nuits comme la majorité de mes congénères, mais plus je m’éloigne de ma terre natale, plus je m’épuise à une vitesse qui m’écœure et qui me pousse à me vitaliser suffisamment avant de partir. Et comme avant chaque voyage, j’ai fait une chose que j’ai répété pendant des décennies, des siècles. Je me suis assis, une nuit, devant la caverne bloquée et fermée où je sais être mon père, dormant ou surveillant les yeux clos. J’ai déposé devant cette porte de pierre un cadeau, dans l’espoir qu’il sorte, et je ne sais s’il en est un jour sorti mais à chaque fois que je suis revenu, le cadeau n’était plus. J’ai laissé, également, un peu de mon sang sur ses pierres, car je savais qu’elle fortifiait cette caverne, empêchant tout humain de potentiellement essayer d’y entrer et j’ai fait de même avec la forteresse de Tesham Mutna, désormais inhabitée, vidée de toute âme et ce, depuis la mort de Khagmar.

Enfin, je m’éloigne du sujet, comme toujours. N’est-ce pas horrible que d’être incapable de rester fatalement concentrer sur un sujet et d’y rester ? Je ne sais. Il en fut que ma nouvelle idée se nommait Osman, à l’image du pays dans lequel je suis allé, à force de courir sur les routes : la Zerrikania. Cette terre où, curieusement, les monstres étaient vénérés mais... Peut-être vais-je vite en besogne. Ce ne sont que les dragons qui y sont vénérés et respectés avec une allégeance qui m’éblouit dès mon premier jour. Les natifs ne semblaient avoir en bouche que leur beauté, leur intelligence et surtout, ils semblaient vouer un respect sans faille à ses créatures dont je n’avais encore rencontré aucun représentant connu jusqu’ici. Il en demeure que j’ai découvert cette vie, ce pays et cette culture avec des yeux d’enfants à qui on montrait la boîte de pandore, couverte de jouets et de préciosités et les natifs s’amusaient de cette nature que j’avais à m’éblouir de chaque chose qui se présentait à moi, que ce soit du quartz pur ou de l’or raffiné par leurs soins ou encore des tapisseries du plus bel effet ou même, plus simplement, l’architecture de leurs bâtiments, de leurs maisons, de leurs temples et donc, des statues gigantesques qui arboraient les traits de dragons dorés à quatre pattes, aux longues cornes et aux ailes parsemées d’écailles brillantes. Mais ce qui me fascina le plus fut leur culture et leurs bibliothèques bondées de livres dont je ne connaissais rien et qui me donnaient alors à voir des connaissances que je ne pouvais simplement pas imaginer tant elles étaient singulières à mes yeux et pourtant, si prosaïques pour la majorité des habitants d’une capitale. Par ailleurs, je me liais d’amitié avec le bibliothécaire en chef qui me permis de consulter tous les ouvrages que je voulais à la simple condition que je l’aide dans son travail, que je lui donne un coup de main pour le triage et l’archivage de nouveaux ouvrages. Ainsi, je me plongeais, une fois la nuit tombée et ce jusqu’à l’aube, dans des ouvrages aussi miraculeux que massifs en n’excluant absolument aucunes disciplines : sciences, mathématiques, géographie, histoire, philosophie, littérature... Tout passait sous mes yeux. Mon sens de l’apprentissage était rapide, probablement plus que la moyenne, c’est pour ça que leur langue me parut si simple en à peine une année, et que j’étais bien plus capable de la parler que la langue natale que je connaissais pourtant depuis la naissance. Le libraire me donna accès à un niveau de connaissances que je ne pouvais tout simplement pas négliger et qui nourrissait mon âme et mon esprit à un niveau que je ne pensais pas un jour possible tant les connaissances affluaient. Je pourrais presque dire qu’à l’époque, j’étais au meilleur endroit possible, entouré d’ouvrages dont je ne me trouvais jamais rassasié, me trouvant parfois à en relire pour le simple plaisir de dévorer une histoire que j’avais adoré ou pour pouvoir me rassasier d’un style littéraire qui me convenait et répondait avec mon être à tout autre niveau. Toutefois, au cœur de la capitale, j’étais à l’abri, également, d’une chose qui était autrement vitale et centrale dans la vie de ces natifs : la guerre barbare, la guerre à cheval, et l’art de la guerre. J’avais lu à ce sujet, mais je n’étais pas friand de ce qui se faisait dans cette discipline pour laquelle je me savais déjà bien nul. Je me suis renseigné sur les techniques, sur les guerres de clan et de tribus sans en être témoin car j’arrivais dans une période creuse, dans une période dorée pour les natifs qui se voyaient destitués de ce besoin de se battre, pour un temps. Je préférais la bataille par les mots, la guerre lyrique qui se trouvait être parfois bien plus impactant que la guerre par les armes mortelles que les êtres humanoïdes arboraient avec autant de respect qu’ils en portaient pour les dragons.

Et des dragons, parlons-en peut-être un peu. Après tout, comment pouvais-je être sur la terre qui était la leur sans en rencontrer, n’est-ce pas ? Il me fallut un sacré temps avant de finalement faire la connaissance d’un dont je préfère encore taire le nom car il résonne avec une douleur qui ne s’est que difficilement subsidiée et parce qu’il est de bon ton de taire le nom d’une créature aussi précieuse, surtout quand ce carnet peut tomber entre de bonnes mains. Même si je sais d’avance que lorsque je fermerais ce carnet, il sera gardé en lieu secret et protégé, là où j’espère personne ne tombera dessus – et certainement pas ma sœur, non plus. Ainsi, oui, j’ai rencontré une de ses créatures dotée d’un polymorphisme qui aurait mépris plus d’un mais qui se révéla à moi après plusieurs semaines à se côtoyer parce qu’il avait bel et bien compris que je n’avais rien d’un humain. Et à partir de cette révélation, notre relation prit un tout autre tournant, un tout autre virage que je ne saurais expliquer que par la simple Destinée qui jouait de ses fils pour nous faire cadeau de relations et d’expériences que j’aurai aimé vivre plus aisément. Il passa d’une simple connaissance à un ami puis à un amant, ce qui était à mes yeux rien de si terrible que ça, surtout qu’en Zerrikania, ce genre de relations ne semblait pas poser plus problèmes que ça. Je ne m’étais jamais questionner sur le tabou que les relations homosexuelles pouvaient avoir, tant elles étaient pour moi aussi similaires qu’avec quelqu’un du même sexe. Après tout, quel était le problème ? Il n’était soit question que de pulsions sexuelles ou encore d’amour ? Je n’ai jamais véritablement prêté plus d’intérêt que cela au genre de mes partenaires, que ce soit auparavant ou maintenant, ou même à l’espèce, pour être parfaitement honnête. J’aime, et j’ai aimé, les gens pour ce qu’ils sont, pas pour autre chose que cela, c’est aussi simple et ça devrait toujours être aussi simple, au fond, non ? Enfin, me voilà, encore, à digresser, encore et toujours. C’est terrible.

Bref, comme je l’écrivais avant, j’ai donc fait de ce dragon mon amant, et il a fait de moi le sien, et ce pour un long moment, je dois dire. Jusqu’à la fin de mon voyage en Zerrikania, que j’ai quitté le cœur léger, curieusement, alors que j’aimais particulièrement ce pays aux cultes et aux coutumes toutes particulières et qui résonnaient si aisément avec la personne que j’étais. Toutefois, le magnétisme se fit à nouveau, comme à la fin de chaque cycle et j’étais ainsi amené à rentrer chez moi, là où ma maison était, là où ma sœur devrait être, encore et toujours. Seulement, cette fois-ci, j’ai décidé de ne pas partir seul et le dragon que j’avais comme compagnon était plutôt partant à me suivre dans cette grande aventure. Et je ne peux qu’à peine décrire à quel point j’étais heureux de cette nouvelle. Peut-être était-ce idiot, mais à ce moment-là, je pensais très sérieusement que notre couple durerait encore de longs siècles, que nous allions vieillir ensemble, peut-être. Mais je suis un utopiste, n’est-ce pas ? Aucune relation ne se construit comme ça, et je savais que j’étais celui qui aimait le plus, j’étais celui qui avait le cœur encore une fois rempli d’un trop plein de sentiments que je ne savais qu’à peine contrôler. Ainsi, on est parti, un peu avant l’hiver, en espérant atteindre le duché avant que la neige ne remplisse les cols et que cela soit complètement impraticable. On ne voulait pas prendre le risque de le faire se repérer au-delà des frontières de Zerrikania, parce que s’ils étaient plutôt complaisant à ce sujet, ce n’était probablement pas le cas ailleurs et on ne voulait prendre aucun risque alors... On est restés sous nos formes humanoïdes jusqu’à rejoindre le col, trop tard. Coïncidence, destinée, je ne veux rien entendre, on est juste arrivés trop tard, malheureusement. Donc, on décida de s’arrêter dans une auberge, quelque chose d’un rien, juste avant le col et... Je crois que ce fut peut-être l’une des décisions que je regrette le plus rétrospectivement. C’est idiot de regretter quelque chose qui a autant de siècles derrière moi et pourtant, je le regrette. Parce que le tavernier ne pensait pas comme nous, ne pensait pas de la même manière et nous nous sommes retrouvés dans une merde noire. Je n’ai pas d’autres termes que ça, et pourtant, je n’aime que peu la familiarité de ce genre de termes mais... Ouais. Je suis mort. A nouveau. D’un coup d’épée partant de mon aine – je suis persuadé qu’il visait mon sexe – jusqu’au poitrail. Je me souviens de mon compagnon, partant dans une furie noire tandis que je recrachais tout le sang que je pouvais avoir en moi, tandis que mes organes s’éteignaient un à un, tandis que j’essayais te contenir mon cœur qui me lâchait peu à peu. Le dernier véritable souvenir que j’ai, qui n’est pas une simple restitution de ce qui aurait pu se passer, c’est celui de tomber au sol, m’étouffant de mon propre sang tandis que je m’en vidais par la plaie que l’on m’avait faite. Mes yeux qui cherchaient absolument le visage de celui que j’aimais, mon corps devenant de plus en plus froid et le silence assourdissant qui se présentait à moi, me rendant presque sourd à tout ce qu’il se passait. La seule chose que j’entendais était le son de mon cœur, ralentissant, petit à petit, et jamais un battement de cœur ne m’a autant effrayé. Quand mes yeux se sont clos, ce n’était que pour se rouvrir dans une pièce que je connaissais, mon corps conscrit d’une douleur que je connaissais trop bien : il se réanimait, il cherchait la vie dans des tissus qui étaient pourtant morts. Et les larmes qui suivirent parce que je savais ce que je faisais là, et je connaissais le vide qui s’imposa à moi, je reconnaissais le regret dans les yeux de ma sœur. Et je reconnus le chagrin quand il se présenta à moi, parce que la certitude que mon amant était parti était réelle, et elle ne s’intensifia que davantage lorsque ma jumelle me rapporta que mon compagnon m’avait ramené ici, pensant que j’étais bel et bien mort et qu’elle avait besoin du corps pour faire des funérailles.

Il n’est jamais revenu, je ne l’ai jamais revu si telle est la question que l’on peut se poser. Je n’ai jamais cherché à le retrouver, il n’a probablement jamais su que j’étais encore en vie, au fond. Comment le pouvait-il ? S’il ne connaissait rien aux vampires, ce n’était pas si étonnant. Encore est-il que j’ai fini ce cycle sur un chagrin qui me laissa, encore une fois, muet et triste, le cœur brisé et le corps meurtri, avec cette impression, à nouveau, que ce corps n’était pas le mien et que ma conscience n’était pas la mienne. Cela passa, fatalement, mais... Ce fut difficile, ce fut brusque et douloureux, ce fut triste mais... Je ne pouvais tout simplement pas me laisser mourir pour un chagrin d’amour, pas quand mon cœur était encore rempli d’amour pour tous ceux que je rencontrais. Et dans un coin de ma tête, dans un recoin de mon cœur, je ne peux oublier cette personne que j’ai aimée avec autant d’ardeur, même si ce n’était pas réciproque. Je l’aimerai toujours un peu, toujours. Amaru est mort dans le chagrin d’amour, et je suis resté à Beauclair pour trouver un peu de réconfort, pour me faire revivre, pour me revitaliser et être à nouveau face au silence que m’imposait mon père quand je rendais visite à sa caverne. Je me sentais seul. J’étais seul. Ma sœur était partie, au bout d’un moment, pour des obligations ailleurs, et je suis resté seul, dans cette grande maison vide, écoutant mes pleurs et les enfermant dans ses murs. La solitude était le prix à payer de l’amour que j’avais donné et que j’avais perdu, par la mort d’un être et la renaissance d’un autre, nouveau.


Tu fermes yeux, inspirant un grand coup alors que tu sens les larmes poindre au bord de tes yeux. C’est douloureux et très curieux de relire tout ça. Tu sais que cela date, la fois où tu as écris ça, que tu devrais être anesthésié à la douleur de ressentir à nouveau tous ses souvenirs, mais ce n’est pas le cas, et quand tu contemples ce qu’il te reste à lire, tu te demandes sérieusement si cela en vaut vraiment la peine. Tu sais ce qui va arriver, tu sais ce qui va suivre et tu sais que les mots te rassureront, t’inspireront de la joie comme de la peine et c’est pour ça que tu reposes tes yeux sur le journal, que tu te cales un peu mieux contre le mur et que tu te replonges dans ses souvenirs d’antan.


ANDREJ et BENEDIKT – Bouton d’or



Quand le chagrin parti, enfin, je suis reparti. Et oui, quand j’ai écrit ses mots, peut-être les larmes me sont-elles venues, aussi soudainement que la douleur que je pensais un jour partie. On aurait pu croire que je ne retomberai jamais amoureux, que l’amour était une chose définitivement perdue pour moi, et pourtant... Pourtant, je ne pouvais tout simplement pas me résoudre à ne plus jamais aimer tant l’amour me remplissait de choses que j’étais incapable de décrire et que je suis toujours incapable de dire tant ceci me paraît intangible. Il en demeure que la Zerrikania, malgré tout l’amour que je lui porte, continue d’avoir un goût amer dans ma bouche, et je n’ai pu me résoudre à y retourner. Peut-être le ferais-je un jour, qui sait. Toutefois, il n’y avait pas que la Zerrikania, il n’y avait pas que ce pays qui était cher à mon cœur, et celui que j’ai découvert à la suite de celui-ci… Il était tellement plus. Tellement éblouissant que même encore aujourd’hui, il est un rêve auquel j’aspire.

Ce pays pour lequel je suis terriblement épris, c’est le Nilfgaard, cet empire qui s’étend bien plus loin que les yeux peuvent s’y accrocher. Dès les limites et les frontières passées, j’ai découvert un pays dont les légendes à son sujet étaient terriblement facétieuses. La barbarie n’existait pas, mais bien un havre de civilisation, entre les villages paysans et les villes le long de l’Alba, mais ce qui me frappa le plus fut la capitale aux Tours Dorées dont le nom lui allait si bien que je ne pensais pas un jour avoir vu autant de doré. Tout était si coloré, si éblouissant, et pourtant, moi qui n’était pas un amateur des choses qui brillaient, je me suis retrouvé fasciné par cette architecture qui se voulait preuve de l’artisanat humain. Comment expliquer, en quelques mots, à quel point je suis tombé amoureux de ce pays, de cette capitale dans laquelle je suis resté si longtemps. Oh, pas plus longtemps qu’un cycle habituel, mais... J’aurai aimé y rester pour toujours, j’aurai aimé ne pas être attiré à nouveau par Toussaint parce que je sentais que ma place se trouvait là. Ma place était au milieu de tous ses gens dont j’ai appris la langue sur le tas, au milieu de ses magnifiques maisons décorées avec un soin qui me donnaient envie de faire de même avec la mienne. Cette ville était en constante effervescence, et elle était le berceau d’une connaissance dans laquelle je me suis, à nouveau, plongé sans jamais pouvoir m’en sortir. Je n’ai que peu de choses à raconter sur ce passage de ma personne à Nilfgaard, puisque tout fut particulièrement calme, tout fut doux et léger, comme la vie de bons nombres de personnalités que j’ai rencontré ici-bas. Je me suis lié d’amitié avec de nombreux Nilfgaardiens, j’en ai même parfois fait des amants que j’ai chéris le temps que cela durait, sans jamais essayer de continuer plus que nécessaire une relation aussi éphémère. Je me plaisais par ici, et j’ai véritablement chéri chaque instant passé dans cette ville. Mais comme je l’ai dit, je n’ai guère de quoi digresser ici puisque mon temps, malgré tout, fut court mais suffisant pour que mon cœur se languisse de cette ville quand il arriva le temps pour moi de partir et de reprendre les routes, pour retourner là où mon âme était définitivement scellée et où elle était liée. La seule petite chose que je pourrais dire, de plus, ce fut la connaissance supplémentaire dans laquelle je me suis plongé. Si la linguistique était déjà une constante dans ma vie, elle se rajoute d’un nouvel apprentissage de la langue de cet empire. En plus de cela, toutefois, je commençais à m’intéresser aux étoiles, aux constellations, à ce qui tapissait le ciel nocturne et diurne de temps à autres. Et si, à l’époque, ce ne fut guère plus qu’un apprentissage d’amateur, ce fut le début de mon amour pour ces astres qui m’aspiraient des poèmes et des envolées lyriques sans que je puisse les empêcher.

Mais comme toujours, il m’a fallu partir et reprendre une vie similaire à Toussaint, abandonnant Andrej, ce nom que j’avais pris pour ce moment béni que fut mon voyage à Nilfgaard. Certains le détestent autant que d’autres l’aiment, et je peux comprendre, aujourd’hui, le dédain vis-à-vis de cet empire qui n’était pourtant pas tant avare de conquête à l’époque. Je peux comprendre cette haine qui se mue dans chaque être à l’entente des escadrons noirs, mais ce n’est pas quelque chose que j’ai vécu à Toussaint, ce n’est pas quelque chose qui se ressentait ci et là d’où j’allais. On traitait le Nilfgaard avec un certain respect, une certaine révérence même, mais je savais que plus au nord, là où je n’étais encore jamais allé, le sud était un ennemi de tous les instants, que l’on accusait de barbarie sans même imaginer qu’ils puissent être plus évoluer que le reste du continent. C’était triste, bien évidemment, et j’étais le premier à déplorer ce genre de comportement, mais je n’étais personne pour éventuellement aider au changement de cette attitude. La seule chose que je fis, pendant mon cycle à Toussaint, ce fut d’écrire un traité sur la connaissance Nilfgaardienne, sur la culture que j’avais appris à connaître pendant mon temps là-bas. C’était la seule chose que je pouvais faire et je m’y suis attelé avec plus d’entrain que je ne m’en serais cru capable. Je ne sais ce qu’il est advenu de cet ouvrage, après l’avoir remis à un éditeur et un imprimeur, et je ne me suis jamais vraiment soucié de ce qu’il aurait pu devenir. Je ne sais qu’à peine s’il a passé les frontières de Toussaint, et pour être honnête, j’en doute. Mon écriture a toujours été douteuse, et écrire en Nilfgaardien limitait très clairement mes chances que ce livre passe outre les frontières. J’ai beau savoir parler la langue commune, je me débrouille bien plus aisément en Nilfgaardien, et même encore aujourd’hui, je préfère la langue plus brute du Nilfgaardien plutôt que la lenteur de la langue commune, et dès qu’une occasion se présente pour que je la parle, je n’hésite qu’à peine. De la même manière, je parle assez bien la langue ancienne puisqu’elle fut la première que j’ai apprise.

Mais je suis parti, encore une fois, et cette fois-ci, j’ai gardé cette identité pour plus de cent cinquante ans, quelque chose qui était une première, tout simplement parce que je n’avais guère l’envie de faire autrement. Je vais aller très vite aussi sur cette période de ma vie car il n’y a que peu de choses à garder si ce n’est la fin. Encore une fois, au lieu de partir explorer le nord, je me suis décidé à encore explorer le sud, jusqu’à Zangvebar. Un pays qui est toujours particulièrement méconnu et qui se constitue d’un dialecte assez similaire à celui du Nilfgaardien. Ce pays était curieux, mais il était étrangement similaire à la Zerrikania, si bien que je n’avais que peu de mal à me faire au changement de paysage, au changement de pays et de culture puisque je connaissais certaines bases qui me permirent de continuer mon chemin sans trop de mal. Toutefois, j’ai été plus que curieux et intéressé de découvrir un peu plus de cette culture un poil plus particulière et j’ai été encore plus reconnaissant des personnalités que j’ai rencontré pour avoir eu l’occasion de devenir un marchand d’artefacts et d’entretenir les connexions avec un lieu que je connaissais bien : Korath. Cela paraît probablement prosaïque, mais c’était plus qu’intéressant pour moi d’avoir ce rôle d’émissaire et de marchand, en étant la liaison directe entre deux lieux que j’appréciais. J’avais l’impression d’être le lien, d’être cette connexion, réellement, alors que j’avais passé ma vie à être connecté, à toucher du bout du doigt les liens qui me liaient à certains et à d’autres. Pour une fois, j’étais le vecteur d’un lien, j’étais ce qui le permettait de tenir. Bien sûr, comme toujours, ça ne dura pas plus longtemps que mon habituel cycle, mais j’ai pris plaisir à le faire et à tirer une expérience nouvelle et toute particulière de tout ceci. Je ne sais pas si, aujourd’hui, je serais capable de refaire la même chose, mais... Je serais curieux de voir si cela est possible, même si ça ne fait pas parti de mes priorités. Comme à chaque fois, j’ai tiré des connaissances encore plus vastes que d’habitude, et, comme toujours, j’ai aimé, et j’aimerai toujours, que ce soit les corps ou les esprits, avec la même ferveur, avec la même passion. Parce que c’est ainsi que je me suis développé.

Mon retour à Toussaint fut sans accroc, et je fus seul, contemplant la solitude que j’embrassais sans mal. Cette fois-ci, toutefois, ce fut une des premières fois où je brisais mon propre cycle en quittant Toussaint plus tôt que prévu. Ma sœur n’était pas là, je n’avais rien à y faire si ce n’est mettre à profit mes économies et tout l’argent économisé au fil des années dans une restauration et un agrandissement complet de la demeure dans laquelle on habitait et on habite toujours. Un pressentiment me soufflant que cela allait s’avérer nécessaire. Tout comme quelque chose me disait qu’il valait mieux que je parte tôt si je ne voulais pas voir mon prochain voyage écourté subitement. Et cette fois-ci, je pris le chemin du nord, voulant découvrir un peu plus de ce continent, autant que possible. Je n’avais qu’une cinquantaine d’années devant moi et il fallait que je mette ceci à profit, et c’est pour cette raison que je ne suis que rarement resté plus d’une année dans une ville. Je me suis amélioré, forcément, avec la langue commune que j’étais forcée d’appliquer si je voulais me faire comprendre parmi les êtres humanoïdes que je croisais. Ainsi, je me déplaçais ci et là des lieux que je découvrais, passant par Nazair, Cintra, Cidaris, Mahakam, la Lyrie, la Rivie, et je me stoppais aussi haut que mon chemin me le permettait : Novigrad. J’ai découvert cette ville à ses débuts, quand elle n’était pas aussi flamboyante qu’on la connait aujourd’hui. Toutefois, ce fut une expérience des plus curieuses et des plus sympathiques que de passer un long temps auprès de cette ville qui accueillait quelques-uns de mes congénères. Ce fut d’ailleurs une très bonne chose d’en avoir si proche de moi puisque je me suis retrouvé, à nouveau, dans une mauvaise situation qui amena à une nouvelle mort de ma personne. Bien moins traumatisant que mes deux premières, celle-ci était presque une simple banalité à laquelle je me suis plié sans trop de mal, laissant le soin à mes pairs de m’aider à me régénérer, à me revitaliser afin que je sois capable de faire la marche retour jusqu’à Toussaint. Ce n’était vraiment pas grand-chose, cette mort-ci, un maigre concours de circonstance, et c’est pour ça que je ne m’étends que peu dessus, parce qu’il n’y a que peu à dire. Une épée entre les omoplates, plantée suffisamment profondément pour que mon cœur et mes poumons soient touchés et qu’encore une fois, je me vide – ou presque – de mon sang. Je suis cependant conscient de la chance que j’ai eue d’avoir des congénères à mes côtés, car si cela n’avait pas été le cas, j’aurai probablement attendu plus d’un siècle avant de revoir la lumière. Ce ne fut pas le cas, heureusement pour tout le monde. Toutefois... Je devais retourner à Toussaint, et mon pressentiment précédent me revint soudainement en sentant que ce n’était pas le même type de magnétisme qui m’appelait sur ma terre natale. C’était le lien avec ma jumelle qui me tirait à rentrer et je crois qu’en autant d’années d’existence, je ne suis pas rentré aussi rapidement que cette année-là, parce que si ma sœur m’appelait, c’était qu’il y avait quelque chose d’urgent et je ne pouvais décemment pas l’abandonner. Il était nécessaire que je sois là. Alors j’ai abandonné Benedikt, et j’ai repris la route sous l’anonymat le plus pur, décidant que personne ne m’accorderait quoi que ce soit tant que je ne serais pas auprès de ma sœur. C’était une prérogative et la peur que je sentais sous mon épiderme et qui enserrait mon cœur me faisait faire courir encore plus vite le cheval que j’avais pour réussir à arriver à Toussaint avant la neige. Heureusement, ce fut le cas.


YSA – Orchidée nocturne



Un énième retour à Beauclair, cette terre que je choyais autant que je pouvais la détester parfois, tout simplement parce qu'elle m'était magnétique et qu'elle me rappelait un père absent et une mère qui n'était rien de plus qu'un songe d'automne. Une terre à laquelle j'étais voué, à laquelle je savais que ma vie serait dédiée fatalement un jour si ma sœur refusait ce rôle qui lui incombait. Une terre qui m'était à jamais liée, par le sang et par la magie, peut-être. J'avais arrêté, il y a bien longtemps, de me questionner sur ce qui me faisait véritablement retourner là-bas mais cette fois-ci, je ne suis pas revenu pour rien. Non. Un appel, un souffle, un petit mouvement dans le cordon qui me liait à ma jumelle, celle qui était ma moitié dans tous les cas. Celle qui partageait la moitié de mes molécules autant que le reste de ma conscience, inconsciemment. J'ai senti qu'elle avait besoin de moi et j'ai pris le chemin du retour. Abandonnant mon ancien prénom pour prendre celui d'Ysa alors que je retrouvais les terres verdoyantes du duché et ma sœur, dans un état de furie que j'étais le seul à pouvoir apaiser. Je me rappelle sans mal des premières nuits où je tenais le corps de ma sœur, enragée, éprise d'un chagrin qui la plongeait dans une colère noire, je me souviens des griffes qui venaient arracher mes vêtements dans le simple but d'espérer échapper à mon emprise pour aller assassiner les premiers qui passeraient. Ses larmes, chaudes et glaciales à la fois, qui coulaient contre mon épaule alors que les sanglots ne semblaient pas vouloir se taire. J’ai senti la rage dans le creux de son ventre comme s'il s'agissait de la mienne. Je sentais son chagrin comme s'il s'agissait du miens et je n’ai rien pu faire de mieux que d’essayer de contenir cette rage évanescente qui émanait de tout son être avec une fureur que je ne lui avais jamais connu. Je ne lui ai jamais demandé ce qu'il s'était passé pour que cela arrive mais je n’en avais probablement pas besoin non plus. Au fond de moi, je savais quel était le problème, je savais ce qui brûlait les cellules de ma sœur avec autant de rage que possible. Après la rage, toutefois, vint le mutisme où je me suis retrouvé face à ma sœur, mutée dans un silence des plus ingénu, des plus viscéral et je savais que je ne pourrais rien faire pour l’aider car j’étais déjà passé par là et que ce travail-ci, elle devrait le faire seule, et uniquement seule. Elle se fermait entièrement et elle me gardait à l'écart mais au moins, je savais qu'elle ne partirait plus en furie, et que ce temps-là était révolu et je me suis autorisé, pendant un temps, à reprendre mes activités, tout en gardant un œil sur elle, parce que c’était le mieux que je pouvais faire.

J’ai travaillé, pendant un temps, pour la bibliothèque de la basse ville, aidant un libraire surchargé de travail à trier ses derniers ouvrages et c'est ainsi que je suis tombé sur une comparse. Une autre vampire, mais qui n’était pas de mon clan – je le compris plus tard – et qui n'était que de passage à Beauclair, une vampire pour qui je me suis lié d'affection tout en sachant que là aussi, ce ne serait qu'éphémère car ça l’est toujours plus ou moins, au final. Ma vie et la vie de mes congénères étant aussi longue, il est rare que quelque chose soit autre chose qu’éphémère, et jusqu’ici, je n’avais pas eu ce lien qui me faisait sentir que la personne sur laquelle je tomberais serait la dernière, celle qui deviendrait ma compagne ou mon compagnon à vie. Ce que je ne savais pas, toutefois, à ce moment-là, c'était à quel point je serais liée à elle par la suite, quand même bien notre léger amour ne dura que quelques mois. Un lien qui se fit par le sang, le lien d'un enfant à son parent car oui, la vampire me donna un enfant quand bien même j’étais persuadé de ne pas être prêt à porter la paternité sur mes épaules, quand bien même j’étais sûr que la paternité n'était pas pour moi et qu'il valait mieux, à mes yeux, que je n’ai pas d'enfants pour ne pas qu'il lui incombe le poids du fardeau que mon père te passerait un jour. Aussi, et plus égoïstement, j’avais probablement peur de ressembler à mon père, de ne pas être capable d’être meilleur que lui et de revoir en moi le reflet d’un père que j’ai fini par désespérer de voir. Mais je me suis retrouvé devant le fait accompli, devant ce ventre rond qui abritait ma progéniture, celui que j’allais élever et que j’allais éduquer malgré moi. Je n’étais peut-être pas prêt pour cette éventualité, j’avais peur, je craignais et redoutais fortement cette possibilité et pourtant... Quand je vis les yeux de ce poupon et qu'il prit mon auriculaire entre ses petites mains pour la première fois, toute peur s'estompa pour quelque chose de diamétralement différent et plus puissant que je ne l'aurais pensé : l'amour. J’étais prêt à absolument tout pour le protéger, pour qu'il soit en sécurité, pour que tout lui soit offert et que rien ne lui soit refusé, pour que, dans tous les cas, il puisse avoir la meilleure vie possible.

Il est difficile d'expliquer à quel point avoir un enfant change votre vision des choses et peut repousser les plus vicieuses parties de votre personnalité. Lorsque Cecil est né, je me suis refusé au cycle dans lequel j'étais mêlé. J'imagine que ça a dû des répercussions plus tard que je ne peux coucher sur papier maintenant, mais j'avais changé. Je suis resté, longtemps, pour m'occuper de ce petit garçon qui me regardait comme si j'étais le plus précieux des trésors. Je me devais de faire de mon mieux, pour lui. Alors, j’ai tout mis en pause. J’ai littéralement mis la pause sur une partie de ma vie pour être là lors de ses premières années, jusqu’à ce qu’il soit suffisamment vieux pour se débrouiller sans moi. Je suis, fatalement, resté plus longtemps que mes parents ne l’ont été pour moi, et je voulais absolument tout faire pour ne pas leur ressembler, quand bien même je savais que je ne pouvais décemment pas chasser le naturel jusqu’à la fin des temps. Mais j’ai été là pendant presque de cent cinquante années, je pense, quelque chose comme ça, et heureusement pour nous, les habitants de Beauclair ne se sont qu’à peine questionnés sur le fait qu’on ne vieillissait guère plus. Ils étaient probablement trop occupés à vider leur bouteille et moi... Moi j’étais occupé à éduquer mon jeune garçon, à lui apprendre tout ce qu’il y avait à savoir sur notre espèce, en l’éloignant le plus possible de ce qu’était le sang humain. Je ne voulais pas qu’il tombe, comme moi, dans cette addiction liée à mes nombreuses morts. J’essayais de faire mon mieux pour qu’il soit le plus éduqué possible, pour qu’il ait le plus de connaissances possibles et je lui laissais, sans mal, l’accès à la bibliothèque que j’avais constituée pour qu’il puisse s’épanouir aussi par ce biais, et non pas parce que j’étais derrière son dos à surveiller. J’étais un véritable papa poule, j’en ai conscience. Je le couvais presque en permanence, et je le gâtais peut-être un peu trop, mais je voulais absolument qu’il soit heureux, qu’il soit choyé et qu’il ne soit pas triste, qu’il ne connaisse pas l’abandon de parents, même si je n’ai pas pu empêcher sa mère de partir. Je ne sais pas où elle est maintenant, mais je sais qu’elle est partie, et je ne peux pas lui en vouloir. Elle n’était là que de passage. Et puis, Alazne prit plus ou moins sa place par la suite, lui éduquant d’autres choses, et se présentant comme la tante sympathique qui, curieusement, le couvait presque autant que moi. Il était un trésor pour moi et il l’est toujours, même si aujourd’hui, il n’a probablement plus besoin de moi et peut se débrouiller sans moi. Mais... Curieusement, j’ai toujours besoin de lui, et il m’apporte une stabilité curieuse qui me permet de rester en place, de ne pas partir en vrille quand ça ne va pas.

Cecil a grandi, bien évidemment, et il n’était rapidement plus le petit garçon de ses premières années, même si j’aurai aimé qu’il le reste, mais je ne l’ai pas moins aimé, au contraire. Comme je l’ai dit, j’étais un véritable papa poule, et ça a continué, sans mal, quand il a grandi, à tel point que chaque chose qu’il faisait finissait par être encadrée quelque part dans la maison. J’étais fier, et je le suis toujours, de mon petit garçon, de chaque chose qu’il accomplissait, que ce soit un rien comme un grand tout. Je le couvais, je sais, et ce n’était peut-être pas bon, mais égoïstement, j’essayais aussi de me convaincre que je pouvais être mieux que mon père en étant meilleur que lui à la paternité. Je ne sais pas vraiment si j’ai réussi, finalement, mais quand je vois comment mon fils a grandi, rien que dans ce laps de temps avant que je ne reparte, je me dis que je n’ai probablement pas fait du mauvais boulot. Ceci dit, en parlant de mon père... Il a bien daigné se montrer, à un moment donné. Je ne pensais pas le voir, et pourtant, il est apparu dans notre cour quand tout le monde dormait si ce n’est moi. Je ne sais pas s’il a figé mon fils et ma sœur comme je sais le faire aussi, et qu’il m’a laissé être le seul à ressentir sa présence. Je ne lui ai jamais demandé, et ce n’était pas comme si j’avais eu véritablement la chance de lui demander quoi que ce soit ce soir-là. Il était juste là, les bras croisés à observer la table de dehors sur laquelle il y avait encore les dessins de Cecil que j’essayais de trier, des dessins qui dataient des premières années. Je n’avais pas eu le temps de tout ranger, et tout était resté dehors puisqu’il faisait bon. Je n’ai que peu de souvenirs de cette soirée, au fond, si ce n’est l’échange rudimentaire que mon père eu avec moi à propos d’obligations qu’il faudrait que je lègue à mon fils, qu’il faudrait que je l’introduise au clan, et tout ce que j’étais sensé faire dans ce sens-là, sans jamais me laisser l’occasion de dire quoi que ce soit à tel point que j’avais l’impression d’être redevenu muet. Il ne m’a rien laissé dire, rien. Pas un mot, pas un son. J’étais un simple témoin de tout ce qu’il avait à dire – et encore, c’était rudimentaire. Et il est parti comme il est venu, dans un silence de marbre, dans une fumée grisâtre, me laissant seul dans une cour qui me semblait être si proche d’une prison. J’ai brisé un vase de rage, l’une des rares fois où la colère est montée si vite que je n’ai eu qu’à peine le temps de la contrôler, et je ne sais pas si cela a réveillé Cecil – en tout cas il ne s’est pas montré – mais Alazne est arrivée, et elle a très bien compris ce qu’il s’était passé sans que j’ai le temps d’expliquer quoi que ce soit. Aussi douloureux que cela fut, je suis parti la semaine suivante. Je savais que Cecil était suffisamment grand pour se débrouiller seul, je savais qu’Alazne était là pour veiller sur lui et faire en sorte que tout irait bien, et j’avais besoin, terriblement, de retourner sur les routes, de m’échapper de cette prison dorée. C’était égoïste, je le conçois, mais c’était pour mon bien.


QUELLCRIST – Anathème d’exil



Quellcrist. Un prénom originellement féminin, si mes souvenirs sont bons, mais que j’appréciais énormément, et qui, aujourd’hui, porte pourtant l’amertume d’une douleur qui n’est pas refermée, et qui ne le sera jamais. Je ne sais même pas où je trouve la force d’écrire ce passage tant il me brûle encore les entrailles rien que d’y penser. Mais j’imagine que ceci va être thérapeutique, peut-être. Peut-être que je réussirais à passer outre la douleur qui occis chacun de mes membres au souvenir de ce qu’il se passa à ce moment-là. Comme si, retrouver mon père avait engendré une suite d’évènements qui étaient incontrôlables et qui allaient, inévitablement, me donner envie d’une mort que je n’aurai savamment pas choisie. Mais on a que très rarement le choix, n'est-ce pas ? On est mis face au fait accompli sans avoir la chance de pouvoir faire demi-tour, sans pouvoir choisir de le vivre ou de s'en aller et rejeter ce que la destinée nous prépare. Ce passage... Sera probablement le dernier que j'écrirai donc j'ignore combien d'années sont passées entre le moment où j'écris cela et celui où je le relis. Parce que je me connais, je ne pourrai pas me résoudre à le jeter, alors je le garderai et je le relirai tôt ou tard. Quant à savoir quand... On s'en fiche, j'imagine. Mais je digresse, encore. Parce que j'ai du mal à me dire que je vais l'écrire, que je vais extérioriser ma plus grande peine, mon plus grand drame. Un drame qui paraît futile aux yeux des autres et qui, pourtant, à mes yeux, est ce qui m'a dévasté et m'a changé à jamais.

La rencontre, après des siècles de silence, avec mon père eut cet impact que je ne pensais pas qu'il aurait : celui de me remettre dans mon cycle pour échapper à sa présence, échappé à ses yeux et à prescience. Je ne pouvais tout simplement pas rester là, quand je sentais son regard brûler l'arrière de ma nuque à chaque mouvement. J'aurai voulu prendre Cecil avec moi, mais Alazne me ravisa. Il était probablement plus en sécurité ici, avec elle, qu'avec moi sur des routes dont le sort demeurait éternellement inconnu. Je ne me suis pas battu contre ma sœur, je n'avais pas l'énergie à allouer à ce genre de combat. Toussaint qui était originellement la terre dans laquelle je me ressourçais était devenue celle qui m'aspira toute chose si bien qu'à mon départ, je ne ressemblais guère plus qu'à une coquille vide de laquelle on avait extrait de force toute sa vie. Je n'imagine qu'à peine l'image que j'ai dû renvoyer à mon fils : un père qui part, brusquement vidé de tout qui faisait lui-même en l'espace d'une nuit, sans la moindre explication si ce n'est le besoin de voyager à nouveau. J'aurai probablement été assassin à sa place, je n'aurai probablement pas fait tout ce qu'il a fait par la suite pour moi. Mais une chose était sûre : je ne pouvais rester entouré de mes pairs, parce que je sentais chaque fil se tendant en ma direction, tirant encore et encore sur les liens qui nous unissaient et cette demande pressante d'en savoir plus sur le doyen. Les humains aiment à penser que les vampires ne leur sont pas similaires quand il s'agit de curiosité. C'est faux. Nous leur sommes en tout point similaire : aussi têtu, aussi entêté, aussi insistant, aussi insupportables. Nous ne leur sommes que peu différent et mes pairs sont parfois bien idiots et lâches de croire l'inverse possible.
C'est peut-être pour ces similitudes que je me suis autant rapproché d'eux, ceci dit. Je ne voulais plus être avec mes pairs alors j'ai choisi ce qui leur ressemblait sans pour autant l'être dans la totalité. Et je suis retourné là où j'avais un jour laissé mon cœur de voyageur, au cœur d'une ville qui frémissant en permanence, dont la connaissance et l'ingénierie étaient sources premières de fabulation et de facétie par les autres. Je suis retourné au Nilfgaard dans l'espoir d'y trouver un réconfort et cette fois-ci, je suis parti avec le luth que l'on m'avait offert des siècles auparavant, déterminé à être barde pour cette vie, que le nom de Quellcrist résonne dans toutes les tours et dans toutes les chaumières. Ainsi, à peine avais-je quitté Toussaint que je me suis mis à jouer, à chanter sur les routes, alors que j'étais à cheval, m'attirant des voyageurs de fortune dans mon sillage. Je ne composais pas, je n'écrivais qu'encore moins, tout se créait sur l'instant, sur le chemin, sans que je ne me pose plus de questions tout comme je ne questionnais pas les voyageurs qui m'accompagnaient si bien que l'on aurait pu croire à une troupe de divers horizons.

Je ne me souciais de rien jusqu'à elle, jusqu'à sa rencontre, jusqu'à ce que mes iris croisent les siens et que soudainement, mon monde trembla. Je ne pourrais que difficilement expliquer ce que cela fait que de découvrir notre compagnon de vie, et plus naïvement, notre âme sœur. Celle qui nous est liée par un autre fil que ceux faits par le sang ou par les conjonctures de vie. C'est un autre lien, qui vient d'un autre plan qui se superpose aux autres, un lien qui transcende toutes choses jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que ça. Les humains sont moins attachés à cela que nous le sommes, nous, les vampires. Ils ne voient pas la chose de la même manière parce que leurs vies sont éphémères. Ils apportent probablement moins d'intérêt et de charme à tel lien alors que pour nous, les vampires... Nous sommes que peu chanceux. Des souvenirs que je conserve, nous pouvons avoir plusieurs âmes sœurs, ce qui n'est pas si étonnant considérant notre longue vie, mais il est tellement rare d'en trouver une que penser qu'on puisse en trouver d'autres est presque inconcevable. Ou alors.. Il faudrait des millénaires entre chaque et entre temps, des êtres de passage pour combler le vide, combler l'amour que nous avons tous et ce besoin inhérent à notre nature que d'être avec quelqu'un. Et je digresse, encore. Enfin.. Tout ça pour dire que rencontrer son âme sœur, celle que l'on ne savait pas avoir avant de la rencontrer, c'est quelque chose qui bouleverse, qui bascule tous les plans et qui rend presque muet tous les liens que l'on a pu avoir par le passé pour qu'il ne reste que celui-ci, aussi tangible que concret, aussi fébrile que naturel. Un déclic qui se fait et qui rend compte de tout ce qui nous anime, jusqu'à la cellule la plus fine, la plus imperceptible et la plus tristement seule. C'était comme si tout était remis en question, dans un claquement de doigts, et c'est aussi brutal qu'une rupture, aussi aveuglant qu'un bûcher et aussi sournois qu'un assassin. Je ne m'attendais pas à cela en rencontrant Ismée, en découvrant cette barde qui sillonnait les plaines nilfgardiennes dans l'espoir d'y trouver un refuge et de l'inspiration parmi les décombres des prémices de guerre. Je ne m'attendais pas à ce tumulte en goûtant à ces lèvres la première fois, je ne m'attendais pas à ce charme terrifiant lorsque sa voix chantait des louanges, je ne m'attendais pas à l'aimer autant à tel point que j'en oubliais tout le reste. C'était peut-être idiot, et c'était probablement dangereux que de me laisser autant emporter dans un amour que je savais éphémère, qui me briserait sur tous les plans à tel point qu'il ne restait guère plus de moi qu'une loque. Mais j'étais aveugle de toute raison, absorbé par la légitimité de cet amour qui me guida sur les routes. Nos chants se firent connaître jusqu'au creux même de la capitale, et il n'était pas rare que l'on trouve des lavandières chantonnant ce que l'on avait composé à deux. Notre duo fonctionnait avec une telle alchimie qu'il était parfois difficile de nous différencier, partant de refrain entraînant à refrain cocasse, le tout saupoudré de nos propres vécus. Je n'aime pas me vanter, mais nous étions si bons que nos chants sont arrivés aux oreilles de l'empereur en place à ce moment-là et nous sommes rapidement devenus les bardes attitrés de la cour et ce, pour une vingtaine d'années. Quand nous avons décidés d'arrêter, de nous stopper enfin dans cette activité des plus incroyables, c'était pour quitter la capitale dans le même mouvement. J'aurai dû voir les premiers signes, être plus attentif et moins aveuglé par l'amour que je portais pour voir que déjà quelque chose commençait à clocher. J'étais aveugle, cependant, je ne voyais que la beauté de notre relation, dans sa douceur et sa candeur. Je ne pouvais voir le reste et je regrette, aujourd'hui, de ne pas m'être poussé à prendre du recul sur moi-même, sur notre situation. La vie donne, la vie reprend, la balance s’équilibre et chaque chose arrive à sa fin un jour.

J’ai aimé. J’ai aimé à tel point que j’étais aveugle à la fatalité. J’ai aimé si fort qu’il fut difficile pour moi de savoir qu’il était si difficile de devoir lâcher prise, de devoir laisser le destin reprendre ses droits, de laisser la vie reprendre ce qu’elle avait un jour donné. Elle n’était qu’une humaine : mortelle, vulnérable, fragile, cassable et j’étais, par tous les moyens possibles et existants, loin d’être aussi mortel qu’elle, et j’avais oublié cette mortalité funeste qui s’imposait aux humains quand cette dernière, pour moi, n’était rien de plus qu’un nouveau chemin à prendre. Pendant des décennies, j’ai oublié qu’elle pouvait saigner, qu’elle pouvait si aisément mourir entre mes doigts et ceux de quelqu’un d’autre, qu’elle pouvait m’être prise par la Destinée elle-même, par la vie elle-même. J’ai oublié, j’ai été aveugle, j’ai consciemment cherché à éloigner cette possibilité loin de moi pour ne pas faire face à la réalité, à la vérité. Je n’aurai pas dû oublier, mais je l’ai fait. Je regrette, aujourd’hui, d’avoir été si malvoyant, d’avoir cru que la cécité ne m’empêcherait jamais d’être réaliste et pragmatique quand pourtant, mon amour pour elle avait rendu toute réalité aussi obscure que le reste de ce monde. Quand j’ai retrouvé son corps inerte entre mes bras, mon monde se brisa en mille morceaux, ma conscience ne devint rien d’autre qu’une pièce mécanique réagissant à mes instincts les plus primaires. Je devins une bête, une créature qui était impossible de calmer, qui était impossible de retenir et c’est pour cela que le jour où sa peau froide toucha la mienne, tous mes instincts devinrent soudainement plus vivaces, plus violents, plus meurtriers et que je me suis laissé aller à une soif de sang que je n’avais plus eu en plusieurs siècles de vie. J’ai tué tous les habitants de ce maudit village, ces gens qui n’avaient rien faits, qui avaient toujours eu un œil et une parole gentille à notre égard. J’ai tué hommes, femmes, enfants et vieillards sans plus de considération pour la vie elle-même, pensant presque vainement que cela rendrait la vie de celle que j’aimais tant, que cela vengerait la vie elle-même. Je pensais que tuer me redonnerait mon cœur intact, soignerait mon chagrin et ma douleur, mais cela ne fit rien, cela ne fit que grandir ma culpabilité, et ma solitude quand je me suis retrouvé seul, au milieu d’un champ de cadavres, portant ma bien-aimée entre mes bras, sans vie. Il ne restait plus une once de vie, mon cœur était brisé et il ne restait plus que du sang et de la poussière pour marquer l’acte terrible que je venais de commettre dans une rage qui était purement incontrôlable.

Quand le sang s’évapora de mon esprit, il ne restait plus que la finalité de ce que j’avais commis, du sang que j’avais sur mes mains et de l’acte terrible que j’avais réalité de mes propres mains, de mes griffes et de mes crocs et je sentais, encore et toujours, l’aspect métallique du sang dans ma propre bouche. Un goût qui me répugna terriblement à ce moment-là et qui me répugne toujours aujourd’hui malgré que je me sais incapable de m’en détacher car mon corps le réclame. Le silence me captiva, me garda prisonnier de ce que j’avais fait et de la nouvelle vision que je pouvais avoir de moi : une créature dangereuse, qu’il aurait mieux valu garder mort tant je pouvais être instable à cause de ces sentiments si envahissants. Des sentiments que je cultivais comme on cultive un jardin, en prenant soin de chacun d’eux, et en oubliant à quel point ils étaient vulnérables sous mes mains quand je pouvais devenir cette bête enragée. J’avais tué ceux que j’appréciais pour espérer calmer ce chagrin encombrant, pour retrouver la vie de celle qui m’avait donné de la vie. A genoux, j’ai laissé des jours se passer sans que je ne bouge de là où j’étais, au milieu du sang et de la poussière, le corps sans vie de celle que j’aimais entre mes bras, refusant de quitter ce trésor qui était le mien et que je refusais d’abandonner. J’ai laissé la pluie emporter les traces de sang sur mon visage, sur mon corps tandis qu’il se mélangeait à la poudreuse au sol, dans laquelle je trempais. Je gardais mon front contre le sien, incapable de faire quoi que ce soit d’autre. Je ne bougeais pas, je ne bougeais plus, si ce n’est par les tremblements causés par les sanglots de mon propre chagrin.

Je n’ai pas bougé quand j’ai senti et entendu le bruit de pas qui s’approchaient de moi, de cette place où j’avais tué chaque âme vivante qui pouvait résider par ici. Je savais que cette personne viendrait éventuellement, qu’elle viendrait venger mon péché, qu’elle viendrait s’occuper de moi quand personne d’autre ne le pouvait décemment dans les environs. Après tout, pas même un de mes pairs ne pouvait se risquer à venir me chercher et me tuer sous peine de prendre le sermon de mon propre père qui devait bien se foutre de ma situation actuelle, peut-être même la trouver cocasse au fond. Mais je n’étais pas un idiot, quand j’ai repris conscience, je savais quelle serait la finalité de mes actions, ce qu’il adviendrait de moi, je le savais. Je n’ai pas résisté quand il est arrivé, quand cliquetis des armes du sorceleur attirèrent pourtant mon regard sur lui, la pluie battante continuant de laver ce sol tâché de mes propres actions. J’ai vu son regard porté sur moi, sur le corps que je maintenais si fermement contre moi de peur qu’il me le prenne, j’ai vu la tristesse passée derrière ses iris, la pitié mais aussi la rage qu’un monstre tel que moi puisse être capable de telle chose quand beaucoup de sorceleurs nous pensaient bien plus civilisé que je ne l’étais à ce moment-là. Je n’ai pas eu besoin de plaidoyer ma cause, le sorceleur savait, il était bel et bien au fait de ce qui avait pu se passer. J’ai à peine compris le soupir et les mots murmurés qui passèrent la barrière de ses lèvres avant que son épée d’argent s’échappe de son fourreau par son propre fait. J’ai détourné mon regard pour le poser une dernière fois sur le visage serein de ma bien-aimée avant que mes yeux ne se ferment définitivement et que je laisse mon front se reposer sur le sien. J’ai senti la caresse de la lame contre mon cou exposé, vulnérable. J’étais prêt, je ne résistais pas, je n’allais pas résister, je ne le pouvais pas, j’étais bien trop empli de culpabilité et de chagrin pour ne serait-ce qu’essayer de vivre un peu plus. C’était inévitable. Certains diraient la Destinée, je dirais qu’il ne s’agissait là que du prix à payer pour ce que j’avais commis. J’ai inspiré une dernière fois, et la suite ne fut qu’un bassin rempli de noirceur, un long sommeil sans songes où la vie n’avait guère d’importance. Où la vie n’était plus rien du tout. Je savais déjà à quoi ressemblait ce néant que j’avais déjà côtoyé auparavant, je l’avais déjà vécu, j’étais déjà mort, ce n’était pas une surprise. J’allais y survivre, j’allais probablement me guérir, au bout d’un moment. Ce n’était, au fond, là encore, qu’une question de temps, et au fond.. Le traumatisme finirait par disparaître, et les souvenirs, en un millénaire ou plus, s’échapperont aussi, en temps voulu.

Lorsque j’ai rouvert les yeux, par la suite, je savais déjà où j’étais car je connaissais ce lieu pour m’y être déjà réveillé plus d’une fois. J’ai senti des doigts effleurés ma joue, et je savais qu’il ne s’agissait pas de celui que je cherchais presque désespérément. Ce n’était pas celui d’Ismée, il s’agissait de celui de ma jumelle. J’ai vu son regard, déçu, et j’ai vu le regard de mon fils, inquiet. Je ne savais pas comment interpréter ceci quand mon cœur était partagé entre la douleur et la tristesse et qu’il était plus simple pour moi de retourner dans ce long sommeil où la douleur autour de mon cou n’existait pas, où mon chagrin n’était rien de plus qu’un concept que je pouvais aisément oublier au profit d’autre chose. Je sais qu’ils sont partis au bout d’un moment, pas pour longtemps car j’avais besoin du sang de mon fils, celui qui avait eu le malheur d’être appliqué à la tâche de me ressusciter, pour la première fois. Mais ils m’ont laissé seuls, et j’ai pu expérimenter toute la solitude qui s’imprégnait dans chacune de mes cellules. J’ai su, à ce moment-là, que je pouvais faire une croix sur l’amour. Que j’étais trop vieux pour aimer à nouveau un humain ou toute autre créature conçue pour être mortelle parce que je savais que la déception, je ne pourrais la revivre à nouveau tant elle était violente. J’ai été idiot de penser que je pourrais, en fin de compte, dépasser la mortalité de l’humanité seul, égoïstement. Mais ce qui était fait était fait et je ne pouvais pas retourner en arrière, et il ne restait tout simplement plus rien de l’amour que je pouvais donner si aisément aux autres. Il ne restait rien si ce n’est une peinture brisée de sentiments que j’ai décidé de garder dans une boîte fermée et scellée, pour un temps. Il fallait que je guérisse, c’était une priorité et je ne pouvais plus donner de moi-même aux autres, pas plus que mon corps était capable de conjurer seul.

La guérison était difficile, mais au fond, ça l’a toujours été. Alazne et Cecil étaient là. C’est même lui, mon propre fils, ma propre chair, qui me ramena à la vie quand ce fut ma sœur jumelle qui me trouva, sans vie, à cause du lien qui nous unissait si aisément, et ce depuis l’utérus de notre mère jusqu’à ce monde remplit de l’espèce humaine et elfique. Un lien similaire mais plus complexe me liait aussi à mon fils, et il s’agissait là de liens que personne ne pouvait prétendre pouvoir rompre si facilement, pas même moi, pas même Cecil, pas même Alazne ni même notre père. Elle m’avait trouvé, de ses dires, alors qu’elle partait pour la capitale du Nilfgaard, dans ce village où elle entendit des rumeurs d’un massacre sans précédent, et elle me trouva, sans tête, allongé au sol, à côté d’une femme qu’elle supposa bien correctement qu’il s’agissait de ma compagne au vue de notre proximité. Il s’agissait là des deux corps qui étaient resté intouchés, complètement intactes. De ses dires, encore une fois, elle fit de son mieux pour faire parvenir mon fils ici, et avant cela, elle enterra Ismée, avec dignité et honneur, en hommage à l’amour que je lui portais. Elle laissa même des fleurs, des chrysanthèmes, sur sa tombe tandis que je devenais un anathème pour ce pays que j’aimais pourtant d’amour. Ni elle ni Cecil ne m’ont dit où elle était enterrée, et je ne leur ai jamais posé la question, parce que je savais que cela rouvrirait une blessure qui n’était déjà pas bien fermée. Alors, j’ai gardé le silence et j’ai guéri, brisant tout mon travail pour être libéré de cette soif de sang qui incombait parfois mon espèce avec tant d’ardeur. Cela prit du temps... Beaucoup trop de temps pour ne serait que pouvoir bouger ma tête comme je le faisais auparavant, et tous mes cycles étaient brisés. Il me fallait du temps, bien plus que je pensais en avoir réellement besoin. Je n’avais pas le droit de sortir seul, je ne pouvais que rester dans l’enceinte de notre propriété, je ne pouvais aller nulle part d’autre, et ce, pendant bien trop longtemps pour que je prenne le temps de compter. Mais une fois la liberté atteinte, j’ai réalisé que la lumière du jour et du soleil ne m’avaient guère manqués, qu’il ne s’agissait là que de peu de choses. Quand j’ai pu reprendre ma vie en main, j’ai décidé d’être le gardien des ouvrages que le duché pouvait posséder. Je voulais être le gardien des animaux errants et des ouvrages oubliés par la majorité de la population. Je voulais être celui qui garde les lumières de la nuit et des âges, protéger toutes les lettres et les livres dont la vieillesse dépassait parfois la mienne. Le temps était un concept que je comprenais assez peu, et que je comprends toujours difficilement aujourd’hui. Quelque chose que j’essayais d’attraper entre mes mains sans savoir combien j’avais encore sur mon fil. Ma vie était intemporelle, et pendant longtemps, elle resta sans saveur sans substance. Mais lorsque je me suis décidé à prendre les travaux diurnes, j’ai croisé à nouveau les gens qui sont parvenus dans cette bibliothèque que je gardais. J’ai vu de beaux yeux qui me regardaient de loin avec curiosité, j’ai vu de beaux visages et de belles âmes derrière les étagères, et j’ai oublié, à nouveau, que je devais me restreindre d’aimer. Le temps tombe, mes résolutions avec lui, mon besoin de sentiments et de contact si fort que je ne pouvais l’empêcher de grandir. Alors j’ai décidé de suivre le temps, de marcher avec lui sans cligner des yeux, marchant dans un couloir sans fin en esquivant les miroirs, en bloquant parfois les figures pour quelques rares secondes. J’avais, et j’ai, toujours besoin du temps comme je le voulais qu’il soit : un concept, une réalité, une trace de ma vie, suivant son cours avec mes liens qui s’entrelaçaient du sien. J’étais, encore une fois, et ce, pour toujours, coincé au milieu d’une foule dans laquelle je louvoyais naturellement, autour de personnalités que je connaissais à peine mais dont je savais les liens tangibles entre eux et moi. J’étais lié, encore et toujours, et je le serais probablement toujours. Ambroos naquit de ce lien, naquit de tous ses désirs, de cette guérison difficile. Ambroos, de l’immortalité au nectar divin, bien trop loin de la divinité que j’étais pour y prétendre, mais dont la vie s’entremêlait à celle de ceux que les humains appelaient dieux : le temps, et la Destinée. Ambroos, consumé par le temps et par l’immortalité. Moi.


ce n’est pas la mort qui est un lourd fardeau, mais bien la peur de celle-ci.



L’ouvrage se ferme entre tes doigts et tu inspires, les larmes ayant d’ores et déjà creusés des sillons sur tes joues halées. Tu savais à quoi tu devais t’exposer en lisant à nouveau ce que tu avais pu écrire il n’y a pas si longtemps. Tu savais que tu devrais à nouveau faire face à cette douleur, à la multitude de sentiments contraires qui t’habitaient. Tu posas ton regard sur cet ouvrage bien trop épais, un petit sourire au bord des lèvres, ne sachant guère ce que tu devais en faire, toujours. Tu étais tenté, encore, de le brûler, de le mettre dans la cheminée et d’en finir ave1c ces souvenirs qui brûleraient peut-être en parallèle, ou, encore, le garder scellé au loin jusqu’à ce que tu noircisses de nouvelles pages. En attendant de savoir, tu le reposas dans le tiroir dans lequel il avait sa place depuis quelques temps, et tu te levas, non sans peine, attrapant un peignoir de soie qui traînait sur une chaise, souvenir de Zangvebar avant de rejoindre ta chambre adjacente puis la salle d’eau dans laquelle il y avait le seul miroir capable de refléter ton reflet, enchanté il y a de ça des siècles par un mage que tu avais connu et dont tu ignorais le sort. Tu posas le bout de tes doigts contre ton cou, là où la marque figurait toujours, et tu tournas ton regard, inévitablement, sur l’extérieur. Sur le soleil qui se levait et la journée qui s’annonçait sous tes yeux. Encore un jour de plus, encore autre chose, encore en vie. Toutefois, avant de quitter la pièce, tu remarques qu’une feuille volante s’est échappée de l’ouvrage que tu viens de ranger et c’est avec une certaine circonspection que tu l’observes et que tu retrouves, sur le papier jaunit, la transcription récente d’une de tes erreurs.


De toute ma vie, j'ai fait des erreurs, certaines monumentales, d'autres plus infimes et ayant moins d’impact sur ma vie mais... J'ai fait des erreurs. Des erreurs de jugement, des erreurs de calcul, des erreurs idiotes, des... Erreurs. Mais rien ne fut pire que celle que j'ai faite ce soir-là, alors que j'apprenais encore à vivre sans elle. Et pourtant, elle n'avait été dans ma vie que pour un court temps, j'avais vécu sans elle par le passé mais soudainement, ma vie semblait dépeuplée et je semblais presque incapable de vivre sans elle, sans que sa présence ne rassure chacun de mes pas, chacune de mes actions. Et ce soir-là, j'étais seul. Ni Cecil ni Alazne n'étaient là, aucun d'eux n'étaient présents et la maison était définitivement vide à l'exception de mes chats et de ma propre présence. Alors je me suis assis, sur la terrasse de mes appartements, accessibles à tous ou presque, et j'ai commencé à vider les bouteilles une à une, sans le moindre intérêt pour l'alcool qu'il y avait à l'intérieur et pour l'arôme délicat que je ne goûtais même pas. Je m'en fichais. Je voulais juste être saoul, je voulais juste que le monde se taise, que les murmures et le chagrin se taisent, que tout s'arrête, que la douleur s'amenuise enfin et me laisse respirer. Alors j'ai engloutis chaque bouteille, les cadavres gisant sur la table puis par terre quand je n'étais plus capable de les remettre correctement droite. Et j'ai fait la première erreur. J'ai murmuré un vœu, un souhait que je pensais que personne n'entendrait jamais. Sauf qu'un homme s'est présenté à moi, aux yeux sombres et au sourire mutin. Il s'est assis au milieu des cadavres de bouteille, sur la table, et commença à parler d'ô combien il était déplorable de voir un vampire dans un tel état. Je ne l'écoutais pas, ses paroles glissant sans intérêt sur mes oreilles jusqu'à ce qu'il me demande ce que je voulais le plus, au plus profond de moi, quel était le souhait que je désirais le plus et je me souviens des larmes qui ont coulées sur mes joues, sans un soupir de sanglot. Juste des larmes. Et j'ai soupiré mon vœu, celui de la revoir, que son âme soit à nouveau avec moi, qu'importe sous quelle forme, que ce soit un objet ou un animal, je m'en fichais. Et j'ai été stupide de croire que ce fut une bonne idée que d'accepter ce qu'il me proposa par la suite, idiot de croire que ça n'aurait aucune conséquence et que ce fut ne serait-ce que bon. J'ai signé ce contrat contre mon âme, j'ai accepté ses conditions en étant certain de ne jamais les remplir à moins de vouloir mourir et il m'offrit une épée de la plus belle facture, avec un rubis incrusté dans le creux de la garde et dont l'acier de la lame brillait sous les reflets lunaires. Je croyais qu'il se fichait de moi jusqu'à ce que je me pose ma main dessus et que je ressente son âme à elle, que je sente des pensées torturées, brisées, appelant à être libérée. J'aurai voulu rendre l'épée au mage qui était apparu, au maître miroir qui m'avait floué, mais lorsque j'ai relevé les yeux, j'étais seul avec cette épée maudite et un contrat qu'il valait mieux pour moi que je cache. C'est ce que je fis pour les deux, les rangeant dans une pièce seule connue de ma personne, refusant que quiconque soit au courant de cette erreur, de cette douloureuse torture que j'infligeais à mon amour et que je m'infligeais parfois. Depuis ce soir-là, je ne bois que par parcimonie, refusant que mon esprit ne soit pas totalement lucide et refusant de ne pas être maître de mes mots ou de mes pensées et actions. Je ne me regarde que peu dans les miroirs, également, et j’en ai brisé de nombreux que des mages avaient enchantés pour moi sans savoir la réalité de ceci. J’ai du mal à me regarder en face quand je sais que ses paroles me hantent, quand j’entends encore sa voix, brûlante d’une rage que je ne peux que comprendre. J’ai longtemps hésité, aussi, à jeter cette épée, à la briser pour que plus jamais je n’entende ses cris et peut-être qu’un jour je le ferais. Peut-être quand mon âme sera plus sereine, quand elle sera pansée par l’amour d’un autre être. Peut-être. Mais je regrette. Amèrement. Et il arrive encore, malgré les portes closes et les murs que je l'entende hurler et que je sois le seul à pouvoir l'entendre. Je suis le seul à savoir cette erreur, à être au courant de ce que j'ai fait, du mal que je cause encore et je refuse que quiconque sache pour tout cela.


Un soupir, long, las, alors que tu constates cette feuille, écrite à la hâte, que tu as même arrachée du carnet, au final. Tu sens une pointe de rage montée dans ton sein et tes doigts se referment sur le papier sans même que tu n’y accordes une once d’intérêt de regard. Non. Tu t’échappes de cette pièce, tu dévales probablement une partie des escaliers jusqu’à attendre celle où le foyer brûle toujours des dernières flammèches de la nuit. Et tu jettes cette feuille dans l’amas de cendre et de rares flammes. Personne ne doit savoir. C’est ton secret, le plus enfoui, le plus honteux que tu peux posséder, et pour cela, personne ne doit être au courant si ce n’est toi. C’est une condition sine qua non pour que tu puisses vivre en paix et continuer de protéger les autres de tes erreurs malfaisantes. Il faut que cela demeure caché, à jamais, pour toujours.